La Faute a Rousseau. Revue de l'association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique. Juin 2007 – № 45
L’Internet russe…
Le secteur russe d’Internet, « runet », comme il est d’usage de l’appeler, compte, en mars 2007, près de 23 millions d’utilisateurs. La blogosphère russophone est constituée d’environ 1 150 000 blogs, dont 550 000 actifs. Les blogs en langue russe sont tenus par des utilisateurs de plus de 90 pays, mais la plupart résident en Russie. En 2006, près de cent nouveaux blogs apparaissaient à chaque heure, trois nouveaux messages étaient, en moyenne, rédigés à chaque seconde, chaque jour, c’est plus de 106 000 messages qui paraissent sur les blogs russes, selon les données du moteur de recherche russe Yandex. Les utilisateurs russes tiennent leurs blogs sur 14 « plates-formes », dont les plus populaires sont : Livejournal.com, Liveinternet.ru, Blogs.mail.ru et Diary.ru.
Les statistiques montrent que le nombre des blogueurs russes augmente à toute allure. Le blogueur russe moyen est une jeune fille de 21 ans. Elle habite Moscou, suit des études supérieures. Ses messages sont lus par 24 autres blogueurs. La plupart des blogueurs russes vivent dans de grandes villes, d’abord à Moscou (près de 55%) et Saint-Pétersbourg (25%), même si les deux capitales ne rassemblent qu’un tiers de tous les utilisateurs de l’Internet russe. De toute évidence, en Russie, les femmes tiennent plus volontiers des blogs que les hommes (Livejournal.ru nous apprend qu’il y a 140 000 utilisatrices pour seulement 90 000 utilisateurs). L’âge moyen du blogueur russe est de 21 ans, la majorité des blogueurs ont entre 15 et 35 ans, seuls 2% ont plus de 40 ans ; toutefois, plus le blogueur est vieux, plus il a de visiteurs sur son journal en ligne. La plupart des blogueurs sont des étudiants ou des personnes ayant fait des études supérieures.
L’histoire des blogs russes a commencé en 1999 et si l’on considère que, en Russie, les blogs sont devenus un phénomène culturel et politique, on peut imaginer la résonance que représentent les origines des blogs russophones, qui ont acquis un statut quasi légendaire. Le premier blog à avoir été enregistré avec un numéro i.p. russe le fut sur le site de Livejournal.com, le 27 novembre 1999, le premier message en langue russe fut rédigé par le programmeur russe, résidant en Amérique, Alexéï Tolkatchov (sous le pseudonyme « at »), le 30 novembre 1999. On commença à utiliser de manière active les serveurs de blogs un an et demi plus tard, après que, sur un forum, le mathématicien et journaliste de tendance radicale de droite Mikhaïl Verbitski eut parlé de Livejournal.com à son ami philologue Roman Leibov, spécialiste de littérature russe à l’université de Tartu, en Estonie : « Des gens sont là vingt-quatre heures sur vingt-quatre à parler d’eux-mêmes, par centaines ». Leibov est l’auteur actif et régulier de la Revue russe, publication internautique culturelle et politique influente (www.russ.ru) ; il a ouvert son blog le 31 janvier 2001, et y a laissé dès le lendemain 18 messages différents, se plaignant d’une insomnie, fixant une conversation matinale avec sa femme, ou bien citant un extrait d’un ouvrage du célèbre culturologue russe Boris Doubine et donnant son opinion sur un concert.
Leibov fut suivi par ses collègues de la Revue russe, la presse internautique vit régulièrement apparaître des articles louant le nouveau médium qui donnait la possibilité de se révéler au monde entier et de lui faire connaître ses opinions. Le nombre des journaux en ligne russes sur le site de Livejournal.com était de 350, un mois plus tard, de 600, un an après de 3000, à la fin 2002 de 7500, et encore un an plus tard de 37000.
Le succès de Livejournal.com sur le net russe et l’orientation thématique de nombreux blogs russes (politique, culturologie) s’expliquent sans doute en grande partie justement par le fait que c’est Livejournal.com qui fut le premier serveur à avoir suscité l’intérêt de l’élite intellectuelle influente et politiquement engagée de l’Internet russophone. Nombre de blogs populaires, que ce soit à l’aube de l’histoire des blogs russes ou de nos jours, constituent un instrument de contre-culture ou d’expression d’une position sociale ou politique indépendante du pouvoir officiel. Ils ont été et sont encore très souvent utilisés pour coordonner des rassemblements politiques ou bien pour commenter les grands événements de l’heure d’un point de vue qui se distingue souvent radicalement du point de vue officiel. Les journalistes sur Internet qui ont les premiers commencé à tenir leurs blogs et ont attiré sur ceux-ci et leurs possibilités l’attention du lectorat internautique, à en croire les cotes de popularité des blogs, sont encore aujourd’hui les plus lus.
Il va sans dire que beaucoup de choses ont changé depuis l’apparition des premiers blogs russophones : le nombre des serveurs a décuplé, et les blogs les plus populaires ne sont plus seulement tenus par les culturologues, les mathématiciens et les journalistes de magazines sur papier glacé, mais par des personnages publics, des écrivains, des marchands d’art, des managers, des femmes au foyer, des lycéennes, des étudiants, il semble même parfois que personne n’y échappe : on compare souvent la blogosphère russe à un chaos irréductible à toute systématisation ou même à un « océan de vomi » (Dmitri Voltchek). Les nouveaux serveurs ont contribué à former progressivement un nouveau blogueur russe. Ce ne sont plus les intellectuels qui sont aujourd’hui les blogueurs types, mais les lycéens et les étudiants, qui décrivent souvent tout simplement leur quotidien, sans prétendre à ce que leurs textes suscitent des échos. La « langue des blogs », c’est-à-dire une langue simplifiée de façon à écrire plus vite, s’est mise à influer sur la norme de la langue russe. L’abréviation « JJ » (traduction de « Livejournal » en russe) est entrée dans la langue courante, comme le mot « lytdybr » (c’est-à-dire « journal » dactylographié sur un clavier en alphabet latin au lieu du cyrillique), utilisé pour la première fois par Leibov.
La liberté d’expression, et particulièrement dans le domaine politique, reste en Russie une source importante de l’intérêt pour les blogs en tant que médium de communication sociale et de transmission de l’information, surtout dans une situation où le pouvoir officiel tente, de manières diverses, de réprimer la liberté de parole. C’est ainsi encore que s’explique la popularité des blogs parmi, par exemple, les homosexuels qui restent, malgré les libertés acquises durant les dix dernières années, une couche marginalisée dans la société russe (ils peuvent constituer 20-30% des utilisateurs russophones).
C’est pourquoi un grand émoi a secoué la blogosphère russophone lorsque les droits des « services du secteur cyrillique de JJ » ont été achetés par une compagnie russe dont l’un des fondateurs est un proche du Kremlin, et par le « black out » qui s’en est bientôt suivi : des interruptions de plusieurs heures dans le fonctionnement des serveurs de Livejournal.com, les utilisateurs des blogs n’ayant plus accès aux messages.
… et moi
J’aurais de la peine aujourd’hui à dire avec précision dans quel but j’ai entamé, fin 2002, un journal en ligne, et à quoi il répondait. J’avais reçu un code d’accès d’une amie qui travaillait comme comptable dans une grande compagnie. Elle m’avait dit que tous ses amis tenaient déjà un « JJ » et que c’était « à la mode ». En décembre, j’ai commencé à écrire des notes sans réfléchir au fait que mon journal en ligne était lu par autrui, et que tous les textes que j’écrivais devenaient immédiatement publics. Je racontais comment j’avais passé la journée, je recopiais des citations intéressantes extraites d’œuvres que je lisais, et des histoires puisées dans la vie des Romantiques allemands (je les trouvais en préparant mes cours), des conversations avec ma grand-mère qui souffrait d’une dépression, des histoires tirées de la vie de collègues de travail de ma mère qu’elle me racontait à la cuisine, je parlais de mes rares aventures amoureuses, de la mort de parents et de mon chien, je méditais (et fantasmais) sur les personnes pour lesquelles j’éprouvais de l’attirance, je décrivais mes voyages à la campagne, des impressions fugaces, mes voyages en métro, mes promenades dans la ville, je notais des vers que me dictaient des voix à des moments de profonde ivresse alcoolique, je parlais de mes (paresseux) étudiants, je consignais des aphorismes qui me venaient à l’esprit et me semblaient spirituels, je parlais de mes peurs, drôles (peur de la mort) et pas trop.
Je fixais tout mon quotidien, prenais des notes et ne les relisais jamais. Elles disparaissaient immédiatement pour moi (et disparaissent comme avant) dans les profondeurs d’Internet à la façon dont des représentations et des émotions inacceptables disparaissent (selon Freud) dans l’informe Ça (« Es »). Je peux reprendre mon dernier texte afin de le rendre plus clair ou de parfaire le style, mais je ne relis jamais mes notes parce que j’ai peur de rencontrer mon propre quotidien, ce qui est passé. Le besoin d’écrire était si grand que je consignais presque chaque soir des entrées dans mon blog.
Un jour, j’ai compris que je m’étais transformé en une machine à énoncer les mêmes choses, les mêmes banalités (d’un autre côté, qu’est-ce que le quotidien sinon la répétition des mêmes rituels banals ?). Je n’étais (et ne suis toujours) absolument pas intéressé par les commentaires que faisaient mes amis réels et virtuels bien qu’on voie souvent l’essence des blogs dans le fait que votre texte puisse – instantanément – recevoir un écho, une réaction. Il me semble justement qu’il est impossible de commenter la vie de quelqu’un d’autre, qui peut, de surcroît, se révéler fausse, et être une non-vie (les blogs de personnes mortes me plaisent beaucoup justement parce qu’on ne sait pas si la personne est vraiment morte ou pas).
Une fois que vous avez pris conscience que votre journal était ouvert, que tout un chacun peut vous lire, même ceux à qui vous voudriez cacher vos textes, la sincérité originelle disparaît, et vous mettez un masque (c’est ce qui est, me semble-t-il, arrivé aussi à mon journal sur Internet). Ou bien, une fois que vous avez découvert que votre blog était populaire et que vous avez analysé pourquoi, si l’attention que vous prête le public vous plaît, vous commencez, vous êtes obligé d’utiliser un seul et même procédé, que vous le souhaitiez ou non.
Après avoir lu nombre de blogs (surtout des russophones), je pense que les journaux sur Internet nous ramènent à l’époque du « theatrum mundi », en enterrant l’homme (intérieur), car l’essence des blogs (me semble-t-il) et l’essence d’Internet en tant que médium n’ont jamais été de montrer au monde comment vous êtes, elle est (je ne l’ai pas compris tout de suite) de fixer comment vous paraissez être, y compris à vous-même. Parfois je pense que les blogs montrent de la manière la plus parfaite l’essence des relations entre les gens dans le monde moderne, leur permettant d’être sincères tout en se cachant, d’être proches tout en restant absolument loin les uns des autres.
L'Internet et moi // La Faute à Rousseau № 45 (2007)
Association pour l'autobiographie et le Patrimoine Autobiographique